Genèse du pablisme

Genèse du pablisme

[Cet article est traduit de Spartacist, édition anglaise, n° 21, automne 1972. Une première traduction était parue dans Spartacist édition française n° 4 en 1974.]

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Le Socialist Workers Party (SWP) américain et les pablistes européens avaient pris des voies différentes vers le révisionnisme, et à une allure différente, mais ils avaient convergé dans une alliance inconfortable au début des années 1960, avec une « réunification » sans principes qui aujourd’hui s’écroule parce que le SWP a mené à terme sa transition du centrisme pabliste au réformisme pur et simple. Le « Secrétariat unifié » (SU) qui a émergé de la « réunification » de 1963 est au bord de la scission ; le « Comité international » « anti-révisionniste » s’est fracturé l’an dernier. L’effondrement des divers regroupements concurrents prétendant être la continuité de la Quatrième Internationale fournit l’occasion de reconstituer une authentique tendance trotskyste internationale. Et pour reconstruire la Quatrième Internationale, dans un processus de scissions et de fusions, il est essentiel de comprendre les caractéristiques et les causes du révisionnisme pabliste ainsi que celles de la réponse défectueuse des antipablistes qui se sont battus, quoique trop peu et trop tard, et sur leur terrain national, en abandonnant dans la pratique le mouvement mondial.

La Deuxième Guerre mondiale : les Etats-Unis et la France

Avant que la guerre ne commence, Trotsky et la Quatrième Internationale pensaient que le capitalisme en déclin et la montée du fascisme rendaient impossible le réformisme, et donc les illusions démocratiques bourgeoises parmi les masses. Mais ils ont dû se rendre compte de plus en plus que la révulsion que le fascisme et le danger d’occupation fasciste inspiraient à la classe ouvrière favorisait le social-chauvinisme et un regain de confiance dans la bourgeoisie « démocratique » parmi les masses ouvrières dans toute l’Europe et aux Etats-Unis. Les sections de la Quatrième Internationale confrontées à cette contradiction ont été déchirées par les fortes pressions de l’arriération nationaliste et des illusions démocratiques de la classe ouvrière ; certaines ont adopté une attitude sectaire ; d’autres ont capitulé au social-patriotisme qui sévissait parmi les masses. Le SWP a pendant une courte période adopté la « politique militaire prolétarienne » qui appelait à l’entraînement militaire sous contrôle syndical, ce qui se basait implicitement sur l’idée utopique que les ouvriers américains pouvaient se battre contre le fascisme allemand sans qu’il y ait d’Etat ouvrier aux Etats-Unis, en « contrôlant » l’armée impérialiste US. Le trotskyste britannique Ted Grant est même allé plus loin : dans un discours, en parlant des forces armées de l’impérialisme britannique, il est allé jusqu’à dire : « Notre huitième armée ». L’IKD allemand est carrément retourné au menchévisme avec la théorie que le fascisme avait créé la nécessité d’une « étape intermédiaire, essentiellement l’équivalent d’une révolution démocratique » (« Trois thèses », 19 octobre 1941).

Le mouvement trotskyste français, qui s’était brisé en morceaux au cours de la guerre, donnait le meilleur exemple de contradiction. L’un de ces morceaux avait subordonné la mobilisation de la classe ouvrière aux appétits politiques de l’aile gaulliste de la bourgeoisie impérialiste ; un autre des groupes avait renoncé à toute lutte au sein du mouvement de résistance en faveur d’un travail exclusivement dans les usines et, comme il ne se rendait pas compte que le niveau de conscience existant dans la classe ouvrière était réformiste, il avait essayé de prendre les usines au moment de la « libération » de Paris alors que les masses laborieuses étaient dans la rue. Le document de la conférence européenne de février 1944 qui servit de base à une fusion entre les deux groupes français qui constituèrent le Parti communiste internationaliste (PCI) caractérisait ainsi les deux groupes :

« Au lieu de distinguer entre le nationalisme de la bourgeoisie vaincue, qui reste une expression de ses préoccupations impérialistes, et le “nationalisme” des masses, qui n’est qu’une expression réactionnaire de leur résistance contre l’exploitation de l’impérialisme occupant, la direction du POI considéra comme progressiste la lutte de sa propre bourgeoisie. […]

« [Le] CCI, sous prétexte de garder intact le patrimoine internationaliste du marxisme-léninisme, se refusa obstinément à distinguer le nationalisme de la bourgeoisie du mouvement de résistance des masses. »

  1. L’ISOLATIONNISME DU SWP

Le mouvement trotskyste européen et celui des Etats-Unis ont de prime abord eu des réactions distinctes aux différents problèmes et tâches qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. L’internationalisme précaire du SWP américain, entretenu par une étroite collaboration avec Trotsky lorsqu’il était en exil au Mexique, n’a pas survécu à son assassinat en 1940, au tout début de la guerre. Les trotskystes américains se sont retirés dans un isolement qui ne leur était pas réellement imposé lorsque les sections européennes se sont désintégrées du fait du triomphe du fascisme et de la clandestinité.

En prévision des difficultés à coordonner l’internationale pendant la guerre, un Comité exécutif international (CEI) avait été mis en place à New York. Mais il semble que tout ce qu’il ait jamais fait c’est de convoquer une « conférence d’urgence » de l’internationale qui eut lieu du 19 au 26 mai 1940 « quelque part dans l’hémisphère nord », à l’initiative des sections américaine, mexicaine et canadienne. Cette « conférence d’urgence », à laquelle moins de la moitié des sections assistaient, avait été convoquée pour s’occuper des ramifications internationales de la scission shachtmaniste dans la section américaine, qui avait eu pour conséquence que la majorité du CEI résidant à New York était partie avec lui. La conférence s’était solidarisée avec le SWP dans la bataille fractionnelle et avait réaffirmé son statut en tant que seule section américaine de la Quatrième Internationale. La conférence a aussi adopté un « Manifeste de la Quatrième Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale » écrit par Trotsky. Mais après la mort de Trotsky le CEI résidant à New York bascula dans l’oubli.

Avec le recul, il est clair que la section américaine de la Quatrième Internationale aurait dû prendre l’initiative d’organiser un secrétariat clandestin dans un pays neutre en Europe, avec des cadres qualifiés du SWP et des militants en exil des autres sections, pour centraliser et superviser directement le travail des trotskystes dans les pays occupés par les fascistes. Mais pendant la guerre, le SWP s’est contenté de limiter ses activités internationales à la publication des lettres et documents fractionnels des trotskystes européens dans ses bulletins internes. Le passage de la loi Voorhis en 1941, interdisant aux groupes américains de s’affilier à des organisations politiques internationales – loi qui n’a jamais été mise en application à ce jour – a aussi fourni une excuse au SWP pour minimiser ses responsabilités internationales.

Il y avait une perspective internationale dans le travail du SWP pendant la guerre. Les dockers du SWP ont profité du fait que les cargos de Vladivostok mouillaient dans les ports de la côte ouest des Etats-Unis pour distribuer clandestinement la « Lettre aux ouvriers d’URSS » en russe aux marins soviétiques. Le SWP a aussi concentré ses camarades travaillant dans la marine marchande sur les cargos allant à Mourmansk, jusqu’à ce que le nombre de militants qui se faisaient tuer devienne si important que le parti dut abandonner cette concentration. (C’est à cause de ces activités que le GPU reçut l’ordre d’activer le réseau d’espionnage antitrotskyste de Soblen. Des années plus tard, des témoignages révélèrent que le téléphone de Cannon avait été placé sur écoute par le GPU et que le directeur commercial du magazine du SWP Fourth International, un certain « Michael Cort », était un des agents du GPU.) Mais maintenir et diriger la Quatrième Internationale faisait partie des responsabilités internationalistes du SWP, et cela aurait dû être une priorité aussi urgente que le travail que le SWP entreprenait de lui-même.

La direction du SWP est sortie de la guerre essentiellement intacte, mais renforcée dans son insularité et mal équipée sur le plan théorique pour faire face à la situation d’après-guerre.

Dans les dernières années de la guerre et immédiatement après, le SWP avait remporté certains succès impressionnants ; il avait implanté ses cadres dans l’industrie au moment du boom économique, et il avait recruté une nouvelle couche de militants ouvriers attirés par le trotskysme parce qu’ils étaient contre la politique de social-patriotisme et de paix entre les classes du Parti communiste (PC).

Optimisme et orthodoxie

Le SWP est donc entré dans la période d’après-guerre avec un optimisme enthousiaste quant à la perspective d’une révolution prolétarienne. La convention du SWP en 1946 et sa résolution « La révolution américaine qui vient » projetaient une suite de succès sans fin pour le SWP. A la convention, la perspective isolationniste du parti était évidente. On y reconnaissait que les crises et les révolutions avaient nécessairement un caractère international, mais pas que le parti d’avant-garde avait par conséquent aussi un caractère international. En fait, la résolution excusait l’arriération politique de la classe ouvrière américaine tout en se félicitant de sa combativité ; elle présentait le syllogisme suivant : les batailles décisives de la révolution mondiale auront lieu dans les pays avancés où les moyens de production sont très développés et où le prolétariat est puissant – surtout aux Etats-Unis. Il suffit donc de bâtir la révolution américaine et le capitalisme mondial sera renversé. Le SWP, sous la coupe d’un profond impressionnisme, voyait le monde à travers les yeux du capitalisme américain, qui était devenu indiscutablement la puissance capitaliste mondiale dominante au sortir de la guerre.

La stabilisation du capitalisme européen après la guerre, l’émergence des partis staliniens en tant que partis ouvriers réformistes dominants en Europe, l’expansion du stalinisme en Europe de l’Est (qui en apparence contredisait l’analyse trotskyste selon laquelle le stalinisme ne pouvait que trahir), la destruction du capitalisme par des formations nationalistes staliniennes basées sur la paysannerie en Yougoslavie et en Chine, tous ces développements posaient de nouveaux problèmes théoriques au mouvement trotskyste auxquels ne pouvait pas faire face le SWP, que la scission petite-bourgeoise de Shachtman avait privé d’une couche d’intellectuels doués et qui s’était trouvé privé peu après des conseils de Trotsky. La réaction immédiate du SWP fut de se retrancher dans une « orthodoxie » stérile, dépourvue de tout contenu théorique, ce qui ne faisait que renforcer encore son isolement.

Une nouvelle vague de luttes de classe spontanées a eu lieu dans les années cinquante en Europe de l’Ouest et de l’Est, mais pour le SWP c’était le début de la chasse aux sorcières de la guerre froide : les poursuites contre le PC et ses anciens militants au nom du Smith Act ; l’étouffement de tous les aspects de la vie sociale et intellectuelle ; la purge impitoyable des « rouges » et des militants combatifs dans le mouvement syndical, coupant des liens que le SWP avait mis des années à tisser avec le mouvement ouvrier ; le départ de toute une couche d’ouvriers recrutés au SWP à la fin des années 1940. La pression poussant à devenir simplement une section s’enthousiasmant sur les luttes en Europe et dans les colonies était forte, mais le SWP s’en tint à son engagement verbal orthodoxe à faire la révolution aux Etats-Unis.

  1. RUPTURE DE CONTINUITE EN EUROPE

Le mouvement trotskyste européen était vulnérable au révisionnisme à la fois à cause des carences historiques des organisations européennes et parce que sa continuité avait été complètement brisée dans la période qui venait de s’écouler. Lorsque Trotsky, en 1934, se lança dans la lutte pour fonder la Quatrième Internationale, la classe ouvrière européenne, confrontée au choix décisif entre le socialisme et la barbarie, n’avait pas de direction communiste. La tâche était claire pour la Quatrième Internationale : mobiliser la classe ouvrière contre la menace fasciste et la guerre ; rassembler les cadres pour construire un parti révolutionnaire mondial qui soit pour l’internationalisme prolétarien face à la guerre impérialiste qui approchait et contre la capitulation social-chauvine de la Deuxième et de la Troisième Internationales. Mais Trotsky avait fait remarquer combien il était difficile pour l’avant-garde consciente d’aller de l’avant dans une période de défaite écrasante pour la classe ouvrière et quelle « terrible disproportion » il y avait «entre les tâches et les moyens » (« Contre le courant », avril 1939). La section française était l’exemple par excellence de la faiblesse du mouvement européen. Trotsky l’avait critiquée à plusieurs reprises et sa déviation ouvriériste petite-bourgeoise et son dilettantisme avaient fait l’objet d’une résolution à la conférence de fondation de la Quatrième Internationale en 1938.

La Quatrième Internationale s’était embarquée dans la bataille décisive contre le fascisme et la guerre et elle avait perdu. Pendant la guerre et l’occupation nazie, même les rudiments de coordination internationale, et même nationale, avaient été détruits. L’internationale s’était désintégrée en petits groupes de militants poursuivant des politiques improvisées : certaines opportunistes, d’autres héroïques. Les 65 camarades français et allemands qui furent fusillés par la Gestapo en juillet 1943, à cause de leur fraternisation défaitiste révolutionnaire et parce qu’ils avaient créé une cellule trotskyste dans l’armée allemande, sont un témoignage du courage internationaliste d’un mouvement révolutionnaire faible qui se bat contre des difficultés insurmontables.

La décimation des cadres trotskystes

En août 1943 on tenta de rétablir des rudiments d’organisation en Europe. Dans le secrétariat européen qui avait été mis en place à cette réunion en Belgique, il y avait exactement un membre de la direction d’avant-guerre qui avait survécu, et c’est en grande partie à cause de l’absence de cadres expérimentés que Michel Pablo (Raptis), organisateur clandestin très doué, mais pas réputé pour ses capacités en tant que dirigeant politique ou théoricien, se retrouva à la tête de l’internationale. Lorsqu’en juin 1945 un comité exécutif européen se réunit pour préparer la tenue d’un congrès mondial, les dirigeants expérimentés et les jeunes trotskystes les plus prometteurs (A. Léon, L. Lesoil, W. Held) avaient été assassinés par les nazis ou la GPU. La continuité du trotskysme en Europe avait été brisée. Ce processus tragique se reproduisit ailleurs avec l’emprisonnement et finalement l’exécution de Ta Thu Thau et des trotskystes vietnamiens, la disparition presque totale des trotskystes chinois, et la liquidation des trotskystes russes qui restaient (y compris, en plus de Trotsky, Ignace Reiss, Rudolf Klement et Léon Sedov). Apparemment les Européens manquaient tellement de cadres expérimentés que Pierre Frank put devenir un des dirigeants de la section française d’après-guerre, lui qui avait été un des dirigeants du groupe Molinier que Trotsky avait dénoncé et qualifié de «centristes démoralisés » en 1935, et qui avait été exclu en 1938 parce qu’il refusait de rompre avec la social-démocratie après l’entrisme dans le Parti socialiste.

A ce moment crucial, l’intervention et la direction d’un parti trotskyste américain vraiment internationaliste aurait pu faire une grande différence. Mais le SWP, qui aurait dû prendre la direction de l’internationale dès le début de la guerre, était plongé dans ses propres préoccupations nationales. Plus tard, Cannon fit remarquer que la direction du SWP avait délibérément construit l’autorité de Pablo, allant « jusqu’à mettre en sourdine beaucoup de nos divergences» (juin 1953). C’était précisément le contraire qu’aurait dû faire le SWP qui, quels que soient ses défauts, était l’organisation trotskyste la plus forte et la plus expérimentée.

III. REAFFIRMATION DE L’ORTHODOXIE

Ce que les trotskystes auraient dû faire au sortir de la guerre, c’était réorienter leurs cadres et réévaluer la situation de l’avant-garde et de la classe ouvrière en fonction des projections qui avaient été faites. Les trotskystes s’attendaient à ce que les fragiles régimes capitalistes d’Europe de l’Ouest chancellent et qu’une violente lutte de classes reprenne dans toute l’Europe, et en particulier en Allemagne, où l’effondrement du pouvoir nazi avait laissé un vide ; et leurs prévisions s’étaient accomplies. Mais les réformistes, en particulier les partis staliniens, avaient à nouveau montré leur capacité de contenir les soulèvements ouvriers spontanés. Le contrôle de la classe ouvrière française qui était aux mains de la CGT passa de la social-démocratie (SFIO), qui dominait la CGT avant la guerre, aux staliniens. Et donc, malgré l’esprit révolutionnaire manifeste de la classe ouvrière européenne et malgré les grandes vagues de grèves dans toute l’Europe de l’Ouest, particulièrement en France, en Belgique, en Grèce et en Italie, le prolétariat ne prit pas le pouvoir et l’appareil stalinien se trouva renforcé et consolidé.

La réaction de la Quatrième Internationale fut de retomber dans l’orthodoxie stérile et de refuser obstinément de croire que ces luttes avaient été vaincues dans l’immédiat :

« Dans ces conditions, les défaites partielles […], les périodes intermédiaires de reflux […] ne démoralisent pas définitivement le prolétariat ; […] l’incapacité de la bourgeoisie à rétablir un régime politique et économique tant soit peu stable, lui offrent chaque fois de nouvelles chances de passer à des stades plus élevés de la lutte. […]

« le gonflement des rangs des organisations traditionnelles en Europe, et en premier lieu des partis staliniens, […] a déjà atteint presque partout son point culminant. La phase de la dépression commence. »

– Comité exécutif européen, avril 1946

Les opportunistes de droite dans le mouvement trotskyste (l’IKD allemand, la fraction Goldman-Morrow du SWP) avaient raison lorsqu’ils critiquaient l’optimisme excessif d’une telle analyse et qu’ils observaient que les directions réformistes traditionnelles de la classe ouvrière sont toujours les premières à bénéficier d’un regain de militantisme et de luttes. Mais pour eux, la « solution » était de limiter le programme trotskyste aux revendications démocratiques bourgeoises, et à des mesures comme le soutien critique à la Constitution française bourgeoise d’après-guerre. S’attendant à ce que les travailleurs se regroupent plus ou moins spontanément sous la bannière trotskyste, la majorité rejeta sans hésitation leur proposition d’entrisme dans les partis réformistes européens. Cette attitude pavait la voie à un revirement total sur la question de l’entrisme quand il devint impossible d’ignorer l’influence des réformistes – comme ils l’avaient fait implicitement.

Les perspectives de la Quatrième Internationale dans l’immédiat après-guerre sont résumées dans un article d’Ernest Germain (Mandel) : « La première phase de la révolution européenne » (Fourth International, août 1946). Le titre est déjà une indication de sa façon de voir : « la révolution » était implicitement redéfinie comme un processus métaphysique durant continuellement et progressant inévitablement vers la victoire, plutôt que comme une confrontation très dure, et nécessairement limitée dans le temps, sur la question du pouvoir d’Etat, et dont le résultat déterminerait toute la période ultérieure.

Stalinophobie

La capitulation pabliste devant le stalinisme qui allait se produire plus tard fut préparée par des exagérations impressionnistes de son opposé : la stalinophobie. En novembre 1947, le Secrétariat international de Pablo écrivait que l’union soviétique était devenue :

« Un Etat ouvrier dégénéré à tel point que toutes les manifestations progressistes qui restaient des conquêtes d’Octobre sont de plus en plus neutralisées par les effets désastreux de la dictature stalinienne.

« Ce qui subsiste des conquêtes d’Octobre diminue toujours davantage en valeur comme moteur d’un développement socialiste.

« […] nous ne demandons pas l’expropriation de la bourgeoisie […] aux forces occupantes russes ou aux gouvernements stalinisants, entièrement réactionnaires. »

Dans le SWP, il circulait une rumeur selon laquelle Cannon flirtait avec l’idée que l’Union soviétique était devenue un Etat ouvrier totalement dégénéré, c’est-à-dire un régime « capitaliste d’Etat », position que Natalia Trotsky adopta peu après.

Sur la question de l’expansion du stalinisme en Europe de l’Est, la Quatrième Internationale était unanime sur la base d’une orthodoxie singulièrement simpliste. Il y eut une discussion poussée sur « Le Kremlin en Europe de l’Est » (Fourth International, novembre 1946) de E.R. Frank (Bert Cochran) qui avait un ton très antistalinien et tendait à accréditer l’idée que les pays occupés par l’Armée rouge seraient délibérément maintenus en tant qu’Etats capitalistes. Germain, dans une polémique contre Shachtman en date du 15 novembre 1946, était encore plus catégorique : la théorie qu’un « Etat ouvrier dégénéré pouvait être instauré dans un pays où il n’y avait pas eu de révolution prolétarienne auparavant » était tout simplement qualifiée d’« absurde ». Et Germain de s’interroger avec ironie : « Est-ce que Shachtman pense réellement que la bureaucratie stalinienne a réussi à renverser le capitalisme dans la moitié de notre continent ? » (Fourth International, février 1947)

La méthode ici est la même que celle qu’utilisera plus tard – avec plus de cynisme – le « Comité international » sur la question de Cuba (vous êtes perplexe ? alors niez la réalité !), avec la différence que le caractère de classe de l’Europe de l’Est était plus difficile à comprendre, étant donné que les institutions économiques étaient capitalistes, mais que le pouvoir d’Etat se trouvait entre les mains des armées d’occupation d’un Etat ouvrier dégénéré. Les empiristes et les renégats n’éprouvèrent bien entendu aucune difficulté à caractériser la nature de classe des Etats d’Europe de l’Est :

« Chacun sait que dans les pays où les staliniens ont pris le pouvoir, ils se sont appliqués, plus ou moins vite, à y établir exactement le même régime économique, politique et social que celui qui existe en Russie. Chacun sait que la bourgeoisie a été ou est sur le point d’être expropriée, privée de tout son pouvoir économique, et même souvent privée de toute existence mortelle […]. Chacun sait que les restes de capitalisme qui existent encore dans ces pays ne seront même plus des restes demain, et que la tendance générale est d’établir un système social identique à celui de la Russie stalinienne. »

– Max Shachtman, « Le congrès de la Quatrième Internationale », octobre 1948, New International

Malgré le ridicule de cette situation, humiliante pour eux, les trotskystes orthodoxes étaient coincés dans leurs analyses, parce qu’ils étaient incapables d’avancer une théorie qui puisse expliquer les transformations en Europe de l’Est sans arriver à des conclusions non révolutionnaires.

Germain sut au moins poser clairement le dilemme théorique (ce qui était typique de lui à l’époque) : la conception trotskyste du stalinisme était-elle correcte si le stalinisme se montrait capable dans certaines circonstances d’accomplir une espèce de transformation sociale anticapitaliste ? En s’en tenant étroitement à l’orthodoxie, les trotskystes perdaient le sens réel de la théorie, et supprimaient un aspect de l’analyse dialectique qu’avait faite Trotsky du stalinisme : que c’était une caste parasitaire et contre-révolutionnaire reposant sur les acquis de la révolution d’Octobre, sorte d’intermédiaire traître entre le prolétariat russe victorieux et l’impérialisme mondial. Comme ils avaient réduit le matérialisme dialectique à un dogme statique, leur égarement fut complet quand ils eurent à répondre par l’affirmative à la question de Germain. C’est ce qui ouvrit la voie au révisionnisme pabliste, qui sauta à pieds joints dans le néant théorique.

La Quatrième Internationale flirte avec Tito

C’est pratiquement sans exception que les membres de la Quatrième Internationale furent désorientés par la Révolution yougoslave. Après quelque 20 années de monolithisme stalinien, les trotskystes n’avaient peut-être guère envie d’examiner scrupuleusement le PC yougoslave anti-Staline. On qualifiait les titistes yougoslaves de « camarades » et de « centristes de gauche », et la Yougoslavie était soi-disant un « Etat ouvrier établi par une révolution prolétarienne ». Dans une de ses « Lettres ouvertes » à Tito, le SWP écrivait : « La confiance des masses en lui[“votre parti”] va s’accroître énormément et il deviendra vraiment l’expression collective des intérêts et des désirs du prolétariat de son pays ». La Révolution yougoslave posait un problème nouveau (que les expériences chinoise, cubaine et vietnamienne allaient à nouveau poser plus tard) : à la différence de l’Europe de l’Est, où les transformations sociales étaient opérées par les armées d’un Etat ouvrier dégénéré étranger, la Révolution yougoslave était clairement une révolution sociale autochtone qui, sans l’intervention de la classe ouvrière ni la direction d’un parti trotskyste, réussit à établir un Etat ouvrier (déformé). En qualifiant cette révolution de « prolétarienne » et les titistes de « centristes de gauche », la Quatrième Internationale évitait le problème théorique. (Le SWP a évité la question chinoise en refusant jusqu’en 1955 de caractériser sans ambiguïté le régime maoïste d’Etat ouvrier déformé. En 1954, deux articles de la tendance Phillips, caractérisant encore la Chine de capitaliste d’Etat, furent publiés dans Fourth International, la revue du SWP.)

Une fois encore on s’en tenait à l’orthodoxie, mais dépouillée de son contenu. La tendance, contenue jusqu’à ce que Pablo lui donne consistance, était de penser que le fait qu’il était possible pour des forces non prolétariennes et non trotskystes d’accomplir toutes sortes de renversements sociaux enlevait à la Quatrième Internationale sa raison d’être. On ne faisait plus la distinction qualitative qu’il faut faire entre un Etat ouvrier et un Etat ouvrier déformé ; cette distinction se fait dans le sang, car il faut une révolution politique qui ouvre la voie au développement socialiste et à l’extension de la révolution aux autres pays.

  1. LE PABLISME L’EMPORTE

Les cadres de la Quatrième Internationale d’après-guerre, inexpérimentés, théoriquement désarmés, numériquement faibles, socialement isolés, étaient une proie facile pour l’impatience et la désorientation dans une situation où il y avait des soulèvements pré-révolutionnaires répétés, sur lesquels ils ne pouvaient exercer aucune influence. Au début de l’année 1951, on vit poindre un nouveau révisionnisme, le pablisme. Il répondait à une situation objective frustrante en fournissant un ersatz de solution au fait que la Quatrième Internationale était isolée des mouvements de la classe ouvrière. Le pablisme était la généralisation de cette impulsion, incarnée en doctrine révisionniste et offrant des réponses impressionnistes qui paraissaient plus cohérentes que l’orthodoxie unilatérale de la Quatrième Internationale de l’immédiat après-guerre.

Il est important de ne pas confondre l’état de faiblesse organisationnelle, le manque d’implantation dans le prolétariat, l’incapacité théorique et la désorientation, qui étaient des conditions préalables à la dégénérescence révisionniste de la Quatrième Internationale, avec la consolidation et la victoire de ce révisionnisme. En dépit de graves erreurs politiques, la Quatrième Internationale de la période de l’immédiat après-guerre était encore révolutionnaire. Le SWP et l’internationale s’accrochaient à une orthodoxie stérile comme à un talisman, pour se garder de tirer des conclusions non révolutionnaires des événements mondiaux qu’ils ne pouvaient plus comprendre. L’histoire a pourtant démontré qu’à certains moments critiques les marxistes révolutionnaires ont pu dépasser une théorie inadéquate : ainsi avant avril 1917, Lénine n’était pas équipé théoriquement pour organiser une révolution prolétarienne dans un pays arriéré comme la Russie ; Trotsky, jusqu’en 1933, avait assimilé le Thermidor russe à un retour au capitalisme. Mais le pablisme était plus qu’une théorie symétrique fausse, plus qu’une réaction impressionniste excessive contre l’orthodoxie : c’était en fait la justification théorique d’une impulsion non révolutionnaire, basée sur l’abandon de la perspective de construire une avant-garde prolétarienne dans les pays avancés ou colonisés.

En janvier 1951, Pablo s’aventura dans le domaine de la théorie avec un document intitulé « Où allons-nous ? » Bien que mêlée à des paragraphes entiers de délire et de grandiloquence absurde, toute la structure révisionniste émerge :

« le rapport des forces international […] ne tendait pas vers l’équilibre prolongé, mais évoluait au désavantage grandissant de l’impérialisme.

« une époque de transition entre le capitalisme et le socialisme. […]

« cette transformation occupera probablement une période historique entière de quelques siècles et qui sera remplie entre-temps par des formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme, nécessairement éloignés des formes “pures” et des normes. […]

« le processus objectif est en dernière analyse le seul déterminant primant tous les obstacles d’ordre subjectif. […]

« les partis communistes gardent la possibilité, dans certaines circonstances, d’esquisser une orientation révolutionnaire. »

Pablo donne la primauté au « processus objectif » en tant que « seul facteur déterminant », déniant ainsi toute importance au facteur subjectif (la conscience et l’organisation du parti d’avant-garde). Il parle de « nombreux siècles » de « transition » (les adversaires de Pablo diront « des siècles d’Etats ouvriers déformés »). Et il suggère que la direction révolutionnaire pourrait bien être assumée par les partis staliniens plutôt que par la Quatrième Internationale. Toute la structure analytique du révisionnisme pabliste est là.

Dans un autre document, « La guerre qui vient », Pablo avance sa politique « d’entrisme sui generis » :

« Afin de s’intégrer dans le réel mouvement des masses, de travailler et de rester par exemple dans les syndicats de masse, les “ruses” et les “capitulations” sont non seulement admises mais nécessaires. »

Les trotskystes étaient essentiellement censés abandonner une perspective d’entrisme à court terme, dont l’objectif avait toujours été de scissionner les organisations de la classe ouvrière sur la base d’un programme solide ; c’était une tactique de construction du parti trotskyste. La nouvelle politique entriste découlait directement de l’analyse de Pablo. Puisque le soi-disant renversement dans les rapports de forces mondiaux en faveur de la révolution obligerait les partis staliniens à jouer un rôle révolutionnaire, il était donc logique que les trotskystes deviennent une composante de ces partis, poursuivant essentiellement une politique de pression sur l’appareil stalinien.

Tout cela aurait dû sonner l’alarme dans la tête des cadres trotskystes internationaux. Après tout Pablo était le dirigeant du « Secrétariat international » (SI), organisme politique permanent de la Quatrième Internationale ! Mais il n’y eut pas le moindre signe d’alarme, et encore moins de fraction anti-révisionniste internationale. Un long document d’Ernest Germain (« Dix thèses »), et peut-être quelques grognements sourds, obligèrent Pablo à faire un pas en direction de l’orthodoxie sur la question de la « période de transition », mais aucun autre document ne fut écrit contre l’attaque la plus évidente qui eût jamais été conduite contre le programme du trotskysme.

Germain résiste

En mars 1951, Germain publia ses « Dix thèses ». C’était une attaque voilée visant « Où allons-nous ? » mais il ne désignait pas nommément Pablo ou son document. Germain réaffirmait l’usage marxiste du concept de « période transitoire », qui est la période entre la victoire de la révolution (la dictature du prolétariat) et la réalisation du socialisme (l’avènement de la société sans classe). Sans mentionner explicitement la position de Pablo, il écrivait : «Pas plus que la bourgeoisie, elle [la bureaucratie soviétique] ne survivra à une guerre qui se transformera en essor mondial de la révolution. » Germain insistait sur le caractère bonapartiste contradictoire du stalinisme, qui se base sur des formes de propriété prolétariennes tout en protégeant la position privilégiée de la bureaucratie contre les travailleurs. Il mettait aussi l’accent sur la double nature des partis communistes de masse hors de l’URSS, qui d’un côté sont déterminés par leur base prolétarienne tout en étant de l’autre côté subordonnés aux bureaucraties staliniennes au pouvoir.

Germain s’efforçait de fournir une réponse orthodoxe à la proposition pabliste selon laquelle la destruction du capitalisme en Europe de l’Est, en Chine, en Yougoslavie, accomplie sans direction trotskyste, rendait la Quatrième Internationale superflue. Mais, encore une fois, il ne mentionnait pas les positions qu’il attaquait ; on aurait cru que les « Dix thèses » tombaient tout simplement du ciel et que ce n’était qu’un exercice théorique intéressant, et non la réaction à l’apparition d’un courant révisionniste qui s’opposait au sens de la pensée de Germain. Insistant sur le fait qu’une nouvelle poussée révolutionnaire mondiale ne stabiliserait pas le stalinisme mais représentait au contraire un danger mortel pour lui, il écrivait :

« c’est parce que la nouvelle montée révolutionnaire contient en germe la destruction des partis staliniens en tant que tels, que nous devons aujourd’hui être plus proches des ouvriers communistes. Ce n’est là qu’une phase de notre tâche fondamentale : construire de nouveaux partis révolutionnaires […] [souligné par nous].

« Etre “plus près de l’ouvrier stalinien” signifie donc en même temps affirmer plus que jamais, face à la politique stalinienne qui le mène dans l’impasse, notre programme et notre politique trotskystes. »

Les « Dix thèses » montraient qu’aucune des tendances du mouvement trotskyste n’était encore capable de saisir la nature des transformations sociales qui s’étaient déroulées en Europe de l’Est. (Toutefois, l’analyse que faisait la majorité du RCP britannique de Haston-Grant, et que le groupe Vern-Ryan du SWP à Los Angeles avait empruntée, était le commencement de la sagesse – mais seulement le commencement – car cette analyse reconnaissait que dans la période de l’immédiat après-guerre, il n’était pas suffisant d’examiner les formes de propriété, puisque le pouvoir d’Etat en Europe de l’Est c’était l’Armée rouge, armée d’occupation étrangère.) En 1951 Germain considérait encore comme inachevé le processus « d’assimilation structurelle » (!), et prédisait que les armées des Etats d’Europe de l’Est seraient intégrées à l’armée soviétique, autrement dit que l’Europe de l’Est serait tout bonnement incorporée dans l’Union soviétique. Germain reconnaissait certes que la transformation en Europe de l’Est avait détruit le capitalisme, mais qu’en même temps, même avec la victoire, la bureaucratie représentait un obstacle décisif au développement socialiste : il insistait sur le fait que l’expansion du mode de production non capitaliste de l’URSS « est infiniment moins importante que la destruction du mouvement ouvrier vivant qui l’a précédée ».

En ce qui concerne la Chine et surtout la Yougoslavie, aucun obstacle de cette sorte ne fut soulevé. Les trotskystes étaient incapables de dissocier le phénomène du stalinisme de la personne de Staline ; la rupture des titistes avec le Kremlin les empêchait de voir que la Yougoslavie allait nécessairement poursuivre des politiques intérieure et extérieure qualitativement identiques, et qu’elle sauvegarderait les intérêts de son propre régime bureaucratique national face à la classe ouvrière. Réticent à admettre que des forces staliniennes à la tête des masses paysannes puissent jamais accomplir une révolution anticapitaliste, Germain, dans ses « Dix thèses », qualifiait les événements de Chine et de Yougoslavie de « révolutions prolétariennes » et affirmait également que « Ces partis cessent, dans ces conditions, d’être des partis staliniens au sens classique du mot. »

Alors que Pablo considérait ces événements comme un nouveau modèle révolutionnaire invalidant les formes et les normes « pures » (autrement dit, la Révolution russe), Germain, toujours sans mentionner Pablo, affirmait qu’ils n’étaient que le résultat de circonstances exceptionnelles qui ne pouvaient en aucun cas être valables pour les pays industriels avancés. Il soulignait le contraste entre « Le front unique de fait qui existe aujourd’hui entre les révolutions coloniales en Asie et la bureaucratie soviétique, et dont la menace commune par l’impérialisme est l’origine objective » et les possibilités en Europe. Il était d’accord avec la prédiction d’une troisième guerre mondiale imminente entre « le front unique impérialiste d’une part, et l’URSS, le “glacis” et les révolutions coloniales, de l’autre », mais plutôt que d’en saluer l’approche, il la qualifiait de guerre contre-révolutionnaire.

Le fond de l’argument de Germain était le suivant :

« Ce qui importe avant tout dans la période actuelle, c’est de donner au prolétariat une direction mondiale capable de coordonner ses forces et d’arriver à la victoire mondiale du communisme. La bureaucratie stalinienne, obligée de se retourner avec une fureur aveugle contre la première révolution prolétarienne victorieuse en dehors de l’URSS [la Yougoslavie !], est socialement incapable d’accomplir pareille tâche. C’est là la mission historique de notre mouvement. […] La justification historique de notre mouvement […] réside dans l’incapacité du stalinisme à renverser le capitalisme mondial, incapacité qui a ses origines dans la nature sociale de la bureaucratie soviétique. »

Après coup, avec l’expérience des 20 dernières années, il est facile de voir que les « Dix thèses » sont défectueuses dans leurs analyses et leurs prédictions : la nature contre-révolutionnaire du stalinisme s’est très clairement manifestée en Hongrie en 1956 ; il y a eu la Révolution cubaine de 1960, au cours de laquelle le nationalisme petit-bourgeois, à la tête d’une guérilla paysanne, renversa le capitalisme pour finalement fusionner avec l’appareil stalinien, intérieurement comme internationalement. La politique du PC chinois au pouvoir est solidement nationaliste et stalinienne. Mais ce qui est plus important, c’est le ton délibérément non polémique du document, qui laisse présager que Germain allait refuser de se ranger du côté des antipablistes. Germain défendait le trotskysme au niveau théorique, mais, sans détermination à lutter pour une ligne correcte dans la Quatrième Internationale, cela ne signifiait pas grand-chose. Ce n’était que du pablisme, à une différence près : la négation du facteur subjectif dans le processus révolutionnaire.

Le Troisième Congrès mondial

Le Troisième Congrès mondial de la Quatrième Internationale se tint en août-septembre 1951. Le rapport politique principal s’efforçait de faire une distinction entre les partis communistes et les « partis réformistes » sur la base que seuls les premiers étaient contradictoires, et que sous la pression d’une forte poussée des masses, les partis communistes pourraient devenir des partis révolutionnaires. La répudiation du but principiel de l’entrisme – polarisation et scission – révélait la nature clairement opportuniste de la version pabliste de la tactique de l’entrisme : « Les possibilités de scissions importantes dans les partis communistes […] sont remplacées par un mouvement de gauche à la base, à l’intérieur du parti ». On ne reconnaissait pas les déformations cruciales des Etats ouvriers de Chine et de l’Europe de l’Est, de sorte qu’implicitement le congrès ne faisait qu’une différence quantitative entre l’Union soviétique de Lénine et les Etats ouvriers dégénéré et déformés. Le rapport envisageait la possibilité que Tito puisse prendre « la tête d’un regroupement des forces révolutionnaires indépendantes du capitalisme et du Kremlin […] jouant ainsi un rôle majeur dans la formation d’une nouvelle direction révolutionnaire ». Il n’était pas fait mention de la perspective de révolution permanente pour les pays coloniaux.

C’est la commission autrichienne qui a élaboré l’application de la politique pabliste d’« entrisme sui generis » :

« L’action de nos membres dans le PS, etc. sera régie par les directives suivantes : a) ne pas apparaître comme des trotskystes avec l’ensemble de notre programme ; b) ne pas pousser à l’avant-plan des questions programmatiques et principielles ; »

Quelle que soit la quantité d’orthodoxie sur papier, il n’était plus possible de cacher la réalité à ceux qui voulaient bien la voir.

Le Parti communiste internationaliste français soumit les « Dix thèses » de Germain au vote (Germain lui-même avait apparemment évité de le faire) et proposa des amendements au document principal. Aucun vote n’eut lieu sur les « Dix thèses » ou sur les amendements des Français. Le PCI vota contre l’adoption des grandes lignes du document principal ; il fut la seule section à le faire.

Dans les mois qui suivirent, la ligne pabliste fut élaborée dans le sens qui avait été exprimé clairement lors du Troisième Congrès mondial et avant :

« Nous entrons [dans les partis réformistes – note de la rédaction] pour y rester longtemps, misant sur la très grande possibilité qui existe de voir ces partis, placés dans les conditions nouvelles [une situation “partout pré-révolutionnaire”, un processus “en général irréversible”], développer des tendances centristes qui dirigeront toute une étape de la radicalisation des masses et du processus objectif révolutionnaire ».

  – Pablo, rapport au 10e plénum du comité exécutif international, février 1952

« Placée entre la menace impérialiste et la révolution coloniale, la bureaucratie soviétique se vit obligée de s’allier à la seconde contre la première. […] la désintégration du stalinisme dans ces partis [dans les pays capitalistes où ils sont majoritaires dans la classe ouvrière – note de la rédaction] ne doit pas être comprise dans l’étape immédiate comme une désintégration organisationnelle de ces partis ou comme une rupture publique avec le Kremlin, mais comme une transformation progressive interne ».

– « Montée et déclin du stalinisme », Secrétariat international, juillet 1953

  1. LES ANTIPABLISTES

Avec la capitulation de Germain – dont le rôle dans les conflits préliminaires sur la politique pabliste est ambigu, mais en qui les Français semblent pourtant avoir eu une certaine confiance – la tâche de lutter contre le pablisme échut à la majorité du PCI français de Bleibtreu-Lambert et au SWP américain. Malgré tous les mythes prétendant le contraire, le PCI et le SWP ont réagi avec beaucoup d’indécision quand le révisionnisme s’est manifesté à la tête de la Quatrième Internationale. Ce n’est que lorsqu’il fallut qu’ils l’appliquent dans leurs propres sections qu’ils rechignèrent. Ces deux groupes se sont compromis en acceptant la politique de Pablo, quoique avec réticence (combinée dans le cas du PCI à une résistance sporadique), jusqu’à ce que les conséquences organisationnelles suicidaires pour leur section les poussent à se battre férocement. Tous les deux ont abdiqué et n’ont engagé le combat contre le révisionnisme dans aucune des instances et aucune des sections de la Quatrième Internationale, et tous deux se sont retirés de la lutte en fondant le « Comité international » (CI) sur la base des « principes du trotskysme orthodoxe ». Dès sa fondation, le CI n’était qu’une tendance internationale de papier, composée de groupes dans lesquels les ailes pro-pablistes avaient déjà scissionné des orthodoxes.

Le PCI se bat contre Pablo

La majorité du PCI fut marginalisée par le Secrétariat international, qui avait mis la minorité pabliste dirigée par Mestre et Frank à la direction de la section française. La majorité du PCI continua cependant de proclamer son accord avec la ligne du Troisième Congrès mondial, prétendant que c’étaient Pablo, le SI et le CEI qui en violaient les décisions ! Selon les Français, le pablisme utilisait « les confusions et contradictions du congrès mondial – où il n’a pas pu s’imposer – pour tenter de s’affirmer après le congrès mondial » (« Déclaration de la tendance Bleibtreu-Lambert sur les accords conclus au CEI », non datée [mars ou avril 1952]).

Le 16 février 1952, Renard écrivit, de la part de la majorité du PCI, une lettre adressée à Cannon qui faisait appel au SWP et qui a son importance. La lettre de Renard proclamait son accord avec la ligne du Troisième Congrès mondial, y compris celle de sa commission française, et se réclamait du Congrès mondial « non pabliste » (citant de vagues lieux communs pour prouver que la ligne y avait été essentiellement « orthodoxe »). Et il opposait cette ligne aux actions et à la politique ultérieures de Pablo dans le CEI et le SI. Renard affirmait que « le pablisme ne l’a pas emporté au IIIe Congrès mondial ». (Il évitait prudemment d’expliquer pourquoi son organisation avait voté contre les principaux documents du Congrès !) La lettre était principalement un argumentaire contre l’intervention de la direction internationale pabliste dans la section nationale française.

La réponse de Cannon, datée du 29 mai, accusait la majorité du PCI d’opportunisme stalinophobe dans le mouvement syndical (parce qu’ils faisaient bloc avec les anticommunistes progressistes contre le PC), et niait carrément l’existence du pablisme.

La majorité du PCI mettait clairement en lumière une des implications de l’entrisme pabliste. Dans une polémique contre la théoricienne minoritaire Mestre, la majorité antipabliste avait écrit :

« Si ces idées sont justes, cessons de bavarder sur la tactique d’entrisme, même “sui generis”, et abordons de front notre nouvelle fonction : celle d’une tendance plus conséquente (pas même d’une “opposition de gauche”…), d’une tendance dont le rôle est d’aider le stalinisme à surmonter ses hésitations, à aborder dans les meilleures conditions le choc décisif avec la bourgeoisie… Si le stalinisme a changé, a cessé d’osciller, cela veut dire que, dans la nouvelle situation, il n’est plus l’expression des intérêts propres d’une caste bureaucratique dont l’existence repose sur l’équilibre instable entre les classes, qu’il n’est plus un bonapartisme, mais qu’il exprime seulement les besoins de… la défense de l’Etat ouvrier. Que cette transformation se soit produite sans intervention du prolétariat soviétique… mais au contraire par une évolution de la bureaucratie elle-même… cela nous obligerait non seulement à réviser le programme transitoire…mais à faire la critique de toute l’œuvre de Trotsky depuis 1923 et spécialement la proclamation de la Quatrième Internationale. »

– « Premières reflexions sur un zigzag », Bulletin intérieur du PCI n° 2, février 1952

Mais la majorité du PCI, tout comme le SWP, se montra incapable d’internationalisme concret quand elle se trouva devant la tâche de mener la lutte contre le pablisme toute seule.

Le 3 juin 1952, la majorité du PCI demanda au SI de reconnaître deux sections françaises de la Quatrième Internationale, permettant ainsi à la majorité de mettre en pratique sa propre politique en France. C’était une violation claire et nette des statuts de fondation de la Quatrième Internationale, et cela signifiait la liquidation de l’internationale en tant qu’organisation mondiale disciplinée. Il aurait fallu au contraire mener une lutte fractionnelle internationale sur la ligne politique de la Quatrième Internationale. Mais la majorité se sentait peu disposée à subordonner son travail en France à la lutte cruciale pour la légitimité et la continuité de la Quatrième Internationale. Lorsque Pablo refusa d’accéder à cette demande, la majorité du PCI scissionna.

Le SWP entre dans la bataille

Le SWP ne s’engagea dans la lutte contre le révisionnisme que lorsqu’une tendance pro-pabliste, l’aile Clarke de la fraction Cochran-Clarke, apparut dans le parti américain. Dans sa réponse à Renard le 29 mai 1952, Cannon avait écrit :

« Nous ne voyons [“aucune sorte de tendance pro-stalinienne”] dans la direction internationale de la IVe Internationale ni aucun signe ou symptôme d’une telle tendance. […]

« Nous n’y voyons aucun révisionnisme [dans les documents]. […] Nous considérons que ces documents sont entièrement trotskystes. […] C’est l’opinion unanime des cadres dirigeants du SWP que les auteurs de ces documents ont rendu un grand service au mouvement ».

Il y a une histoire que le SWP avait préparé quelques amendements aux documents du Troisième Congrès mondial, et que Clarke (représentant du SWP à l’internationale) les avait brûlés au lieu de les présenter. Il est possible que ce soit vrai, mais cela n’a pas beaucoup d’importance, vu la déclaration de loyauté politique à Pablo que Cannon fit au moment décisif lorsqu’il refusa de se solidariser avec la majorité antipabliste du PCI.

La majorité du SWP s’opposait à la ligne de Cochran-Clarke qui prônait une orientation vers la périphérie du PC, mais elle soutenait la tactique pabliste d’entrisme dans les PC. Toutefois elle faisait valoir une sorte d’« exceptionnalisme » américain, argumentant qu’il y avait une différence entre les partis de masse européens et le triste milieu du PC américain, qui n’avait aucune base ouvrière et n’était peuplé que d’intellectuels minables.

Face à la menace que représentaient Cochran-Clarke, Cannon entreprit de créer une fraction dans le SWP, avec l’aide de la direction Weiss à Los Angeles. Cannon chercha à rassembler les anciens cadres du parti autour de la question de la conciliation avec le stalinisme, et fit appel aux syndicalistes du parti, comme Dunne et Swabeck, en faisant une analogie entre le besoin de luttes fractionnelles au sein du parti et la lutte dans la classe ouvrière contre les réformistes et les traîtres, disant que c’étaient des processus parallèles de lutte fractionnelle contre une idéologie non marxiste. A la conférence nationale du SWP en mai 1953, il déclarait :

« Au cours de l’année dernière, j’ai eu de sérieux doutes sur les possibilités qu’avait le SWP [de] survivre […] j’ai pensé que nos 25 années d’efforts […] avaient abouti à un échec catastrophique, et qu’une fois de plus, une petite poignée devrait rassembler les morceaux et repartir pour édifier le cadre nouveau d’un autre parti sur les anciennes fondations. »

– Discours de clôture, 30 mai (in Bulletin intérieur du SI de la IVe Internationale, novembre 1953)

Mais Cannon choisit une autre voie. Au lieu de poursuivre la lutte jusqu’au bout, il fit bloc avec l’appareil Dobbs-Kerry-Hansen contre les conséquences organisationnelles liquidationnistes de la ligne Cochran-Clarke. En échange de leur soutien, Cannon promit à l’administration routinière et conservatrice de Dobbs une mainmise totale sur le SWP. Cannon, lui, ne s’en mêlerait plus (« un nouveau régime dans le Parti »).

Quand le SWP vit le débat dans l’internationale se répercuter en son sein, il réagit en approfondissant son isolement, jusqu’à devenir anti-internationaliste. Dans son rapport à la réunion de la majorité du SWP le 18 mai 1953, Cannon déclarait : « Nous ne nous considérons pas comme le bureau local américain d’une firme d’affaires internationales ; nous ne pensons pas avoir à recevoir des ordres d’un patron » ; et il disait préférer les discussions où « nous élaborons, si possible [!], une ligne commune ». Cannon rejetait la légitimité d’une direction internationale, et parlait de « quelques personnes à Paris ». Il opposait la Quatrième Internationale au Comintern de Lénine, qui détenait le pouvoir d’Etat et possédait une direction dont l’autorité était largement reconnue : il niait donc que la Quatrième Internationale de son temps puisse être une organisation régie par le centralisme démocratique.

Tardivement, Cannon objecta à la conduite de Pablo envers la majorité française, mais uniquement sur la question organisationnelle, conformément à ce qu’il pensait, à savoir que la direction de l’internationale ne devrait pas s’ingérer dans les affaires des sections nationales. Il écrivait :

« […] nous avons été abasourdi par la politique suivie dans le récent conflit, suivie de scission, en France, et par l’inconcevable précédent organisationnel créé à cette occasion. C’est la raison pour laquelle j’ai apporté de tels délais à ma réponse à Renard. Je voulais aider le S.I. politiquement, mais je ne voyais comment, en conscience, je pourrais approuver les mesures organisationnelles prises contre la majorité d’une direction élue. J’ai finalement résolu le problème en me bornant à ignorer cette partie de la lettre de Renard ».

  – « Lettre à Tom », ibid.

La « Lettre à Tom » réaffirmait aussi la position que le Troisième Congrès mondial n’était pas révisionniste.

Les pablistes exploitèrent à fond les carences profondes de la lutte du PCI et du SWP contre le pablisme : le quatorzième plénum du CEI reprocha à Cannon sa conception que l’internationale était une « union fédérative ». Le plénum constata que le SWP ne s’était jamais opposé en principe à la ligne pabliste, et il accusa le SWP de faire un bloc sans principes avec le PCI sur la Chine. S’attaquant à l’orthodoxie étroite du SWP (Hansen avait défendu l’expression d’un membre de la majorité du SWP qui avait dit que le stalinisme est « contre-révolutionnaire de bout en bout », caractérisation qui ne s’applique qu’à la CIA !), les pablistes purent camoufler leur liquidation du programme trotskyste indépendant sous de pieuses réaffirmations que les staliniens, caste contre-révolutionnaire reposant sur les formes de propriété établies par la révolution d’Octobre, sont contradictoires.

Formation du Comité international

Après la scission Cochran-Clarke, le SWP rompit précipitamment et publiquement avec Pablo. Le 16 novembre 1953, le Militant publiait une « lettre aux trotskystes du monde entier » qui dénonçait Cochran-Clarke et Pablo et se solidarisait – quelque peu tardivement – avec la majorité du PCI « injustement exclue ». Comme le SWP avait auparavant qualifié le Troisième Congrès de « parfaitement trotskyste », il lui fallut trouver le moyen de prétendre, dans cette fameuse « lettre ouverte », que le pablisme était apparu après le congrès, ce qui le força à développer une argumentation peu convaincante, en s’en prenant à un ou deux tracts de la minorité pabliste française datant de 1952. A peu près en même temps, en novembre 1953, le SWP publia « Contre le révisionnisme pabliste », qui contenait une meilleure analyse de l’accommodation liquidationniste de Pablo au stalinisme :

« La conception selon laquelle un parti communiste de masse prendrait le chemin du pouvoir si seulement il était soumis à une pression suffisante des masses est une conception erronée. Elle reporte sur les masses la responsabilité de la direction pour les défaites révolutionnaires […].

« La classe ouvrière se transforme [selon les théories de Pablo] en un groupe de pression, et les trotskystes se transforment avec elle en un groupe de pression qui pousse une section de la bureaucratie vers la révolution. De cette façon, on fait passer la bureaucratie, qui est traître et fait obstacle à la révolution, pour une force motrice auxiliaire de la révolution. »

Le « Comité international » se constitua en 1954. Il comprenait la majorité du PCI français, le SWP américain (fraternellement) et le groupe Healy (Burns) en Angleterre. Ce dernier ne joua aucun rôle important ou indépendant dans la lutte contre le révisionnisme. Après la guerre, Pablo avait soutenu la scission de Healy-Lawrence du Parti révolutionnaire communiste (RCP) en désintégration, impulsée par la perspective d’ « entrisme profond » de la fraction Healy-Lawrence dans le Parti travailliste anglais. Pablo avait reconnu deux sections en Grande-Bretagne et leur avait accordé une représentation égale au CEI. Healy était « l’homme de Cannon » en Angleterre, et le SWP l’avait presque toujours soutenu dans les controverses au sein du RCP. Quand le SWP rompit avec Pablo, la fraction Healy-Lawrence scissionna, Healy soutenant le SWP et Lawrence soutenant Pablo. (Lawrence allait plus tard passer au stalinisme, tout comme Mestre, de la minorité du PCI français.) Mais malgré son appartenance au nouveau bloc international antipabliste, le groupe Healy poursuivit sa politique opportuniste archipabliste dans le Labour Party. Il n’avait aucun poids dans le bloc du CI jusqu’en 1956 lorsqu’à la suite de la révolution hongroise il recruta une couche impressionnante d’intellectuels et de syndicalistes du PC (il perdit plus tard la plupart des militants qu’il y avait recrutés), devenant ainsi considérablement plus important dans la gauche britannique.

Le CI disait aussi avoir gagné la section chinoise (émigrée), qui avait déjà connu une scission, et la petite section suisse.

Le CI réussit à produire quelques bulletins intérieurs au début de 1954, mais ne s’est jamais réuni en tant que véritable organisation internationale, et n’a jamais non plus élu une direction centralisée. La tactique adoptée par le SWP était de boycotter le Quatrième Congrès mondial, qu’il qualifia de simple réunion de la fraction de Pablo dépourvue de la moindre légitimité en tant que Quatrième Internationale.

Le mouvement mondial paya cher cette dérobade. Pour ne citer qu’un exemple : Ceylan. Le LSSP de Ceylan prit une position non fractionnelle sur le pablisme, demandant au SWP de ne pas scissionner et d’assister au Quatrième Congrès. Il aurait dû y avoir une bataille féroce contre les indécis cinghalais passifs pour créer un clivage et forger des cadres endurcis dans la lutte. Mais au lieu de cela, les Cinghalais se rapprochèrent petit à petit de Pablo. Quelque sept ans plus tard, la participation du LSSP à un gouvernement bourgeois de coalition salissait la réputation révolutionnaire du trotskysme aux yeux des militants du monde entier, précipitant une « scission » de dernière minute de la direction internationale pabliste. Si une dure bataille principielle anti-révisionniste avait été menée dans la section cinghalaise en 1953, on aurait pu créer alors une organisation révolutionnaire affermie qui aurait pu revendiquer la continuité du trotskysme, évitant ainsi que le nom de trotskysme ne soit associé à la trahison fondamentale du LSSP.

Mais c’est délibérément que la lutte anti-révisionniste n’avait pas été engagée dans le mouvement mondial. Le CI était essentiellement composé de groupes qui avaient déjà scissionné sur la mise en pratique de la ligne pabliste dans leur propre pays, et la lutte contre le révisionnisme et pour la reconstruction de la Quatrième Internationale sur la base du trotskysme authentique fut ainsi mort-née.

Du flirt à la consommation

En 1957 le Secrétariat international de Pablo et le SWP flirtèrent avec l’idée d’une réunification éventuelle (cf. la correspondance Hansen-Kolpe). La base en était une orthodoxie de forme, à savoir la similarité des lignes politiques du SI et du SWP sur la révolution hongroise de 1956. Le SWP, qui s’attendait peut-être naïvement à ce que la position de Clarke en 1953 sur la possibilité de l’autoliquidation des bureaucraties staliniennes se répète, avait tendance à prendre les conclusions formellement trotskystes du SI sur la question hongroise pour argent comptant. Ces ouvertures en vue de réunification n’aboutirent à rien à cause de l’opposition des groupes anglais et français, et aussi parce que Cannon soupçonnait que Pablo était en train de manœuvrer. La question était mal posée : on se contentait de constater un accord empirique apparent, sans examiner ni les divergences passées ni l’évolution des groupes.

Lorsque la question de réunification revint sur le tapis, le champ politique avait complètement changé. La réunification fut consommée en 1963, avec la formation du Secrétariat unifié. Le SI et le SWP se trouvèrent d’accord sur la question cubaine. Mais la base n’en était plus une apparente convergence sur l’orthodoxie ; c’était plutôt l’abandon du trotskysme par le SWP pour adhérer au révisionnisme pabliste. (Aujourd’hui, le SWP, avec sa ligne de collaboration de classes sur la guerre du Vietnam, a carrément pris le chemin du réformisme pur et simple).

En 1963, la base de la réunification était le document intitulé « Pour une réunification prochaine du mouvement trotskyste mondial. Déclaration du comité politique du SWP », (1er mars 1963). La nouvelle ligne était développée dans le paragraphe 13 :

« Sur le chemin de la révolution, qui commence avec de simples revendications démocratiques et finit dans la rupture des relations de propriété capitalistes, la guerre de guérilla faite par les paysans sans terre, et les forces semi-prolétariennes, sous une direction qui est résolue à faire aboutir la révolution, peut jouer un rôle décisif pour ruiner et précipiter la chute des pouvoirs coloniaux ou semi-coloniaux. C’est une des principales leçons à tirer de l’expérience depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cela doit être consciemment incorporé à la stratégie de construction de partis marxistes révolutionnaires dans les pays coloniaux. »

Dans « Vers la renaissance de la Quatrième Internationale », du 12 juin 1963, la Tendance spartaciste s’opposait à ce document :

« L’expérience depuis la Deuxième Guerre mondiale a montré que la guérilla basée sur la paysannerie avec une direction petite-bourgeoise ne peut mener en elle-même à rien de plus qu’à un régime bureaucratique antiprolétarien. La création de tels régimes s’est réalisée dans une situation de dégénérescence de l’impérialisme, de démoralisation et de désorientation occasionnées par les trahisons staliniennes et par l’absence d’une direction marxiste révolutionnaire de la classe ouvrière. La révolution coloniale ne peut avoir de signification révolutionnaire progressiste sans équivoque que sous la direction du prolétariat révolutionnaire. Que des trotskystes introduisent dans leur stratégie le révisionnisme sur la question de la direction prolétarienne de la révolution est une profonde négation du marxisme-léninisme, quels que soient les vœux pieux exprimés en même temps en faveur de “la construction de partis marxistes révolutionnaires dans les pays coloniaux”. Les marxistes doivent s’opposer résolument à toute acceptation aventuriste de la voie de la guérilla paysanne au socialisme, historiquement apparentée au programme tactique des socialistes-révolutionnaires que combattait Lénine. Cette voie est un cours suicidaire pour les buts socialistes du mouvement ; elle est peut-être aussi physiquement suicidaire pour les aventuriers qui la prennent. »

L’ironie de l’histoire c’est que l’évolution de plus en plus à droite du SWP l’amène maintenant à répudier la ligne fondamentale du paragraphe 13, mais de la droite : la ligne du Secrétariat unifié en faveur de la lutte armée petite-bourgeoise est beaucoup trop aventureuse pour un SWP entiché de légalité, et qui vise à devenir le parti de masse du réformisme américain.

Spartacist et la Quatrième Internationale

Dans son combat pour fonder la Quatrième Internationale, Trotsky soulignait toujours qu’il était indispensable d’avoir une organisation révolutionnaire de caractère international. L’isolement national prolongé dans un seul pays désoriente nécessairement au bout d’un certain temps, et déforme et détruit n’importe quel groupement révolutionnaire, quelle que soit sa solidité subjective. Seule une collaboration internationale disciplinée, fondée sur des principes, est à même de faire contrepoids aux fortes pressions, à l’insularité et au social-chauvinisme créés par la bourgeoisie et ses agents idéologiques dans le mouvement ouvrier. Comme l’a noté Trotsky, ceux qui nient la nécessité d’un parti mondial démocratiquement centralisé et basé sur le programme, rejettent la conception léniniste du parti d’avant-garde elle-même. Il faut une lutte sans relâche pour faire renaître la Quatrième Internationale détruite par le révisionnisme pabliste, et la fracture organisationnelle en de nombreux blocs internationaux se faisant concurrence.

Depuis dix ans que nous, la Tendance spartaciste, existons, nous avons dû confronter et résister à de fortes pressions objectives poussant à abandonner une perspective internationaliste. Privée de liens internationaux disciplinés à cause du sectarisme organisationnel puis de la dégénérescence du Comité international de Gerry Healy, la Spartacist League a refusé de se résigner passivement à l’isolement international qui nous avait été imposé. Nous rejetons fermement l’ersatz « d’internationalisme » selon lequel on noue des liens internationaux dans un pacte de non-agression fédéraliste, renonçant ainsi par avance à la lutte pour une organisation internationale disciplinée. Nous avons cherché à nouer des liens fraternels avec des groupements dans d’autres pays. Cela fait partie du processus de clarification et de polarisation. Notre but est de cristalliser une tendance internationale démocratiquement centralisée et cohérente, basée sur une unité programmatique de principe, l’embryon d’une Quatrième Internationale reconstruite.

Les failles qui se font jour actuellement dans plusieurs blocs « trotskystes » internationaux fournissent de nouvelles occasions pour la Tendance spartaciste d’intervenir dans le mouvement mondial. Notre histoire et notre programme peuvent servir de guide à des courants qui se dirigent actuellement vers le trotskysme authentique parce que, malgré notre isolement national involontaire pendant une certaine période, nous sommes toujours déterminés à rester internationalistes, et nous avons continué à mener un combat de principe contre le révisionnisme.

Les soi-disant organisations internationales des révisionnistes et des centristes sont démasquées, on sait maintenant que le SU, le CI, etc., n’ont jamais été que des blocs fédérés pourris ; cette situation, combinée à la montée mondiale de la combativité prolétarienne dans un contexte de rivalités interimpérialistes aiguës et de crise profonde du capitalisme, fournit une occasion objective sans précédent de cristalliser et de développer la Tendance spartaciste à l’échelle internationale. Les cadavres politiques des blocs révisionnistes continuent à pourrir ; la Quatrième Internationale, parti mondial de la révolution socialiste, doit renaître.

POUR LA RENAISSANCE DE LA QUATRIEME INTERNATIONALE !